Chaque fois qu’une société se montre de plus en plus hostile à toute marque d’altérité, elle convoque un imaginaire fondé sur l’idéalisation d’un passé mythique.
Les origines, la « communauté » deviennent alors des biens « menacés ». On recherche dans les traditions, dans les racines, parfois dans le sang, la vérité de l’identité. Il n’est pas rare alors de nourrir, sur le registre de la déploration, une nostalgie rance. Et que déplorons-nous ? Que d’autres que nous viennent peupler nos paysages familiers, paysages géographiques et mentaux que nous ne reconnaissons plus, l’étranger les ayant dénaturés.
Ce refus de la rencontre, cette obsession de l’homogénéité ne restent pas dans les psychismes individuels. Ils nourrissent le ressentiment et s’incarnent politiquement dans des mesures répressives de contrôle des mouvements de population.
Tout particulièrement, lorsque les pouvoirs publics, comme la droite classique, entretiennent l’illusion que le meilleur moyen de combattre l’extrême droite est de parler sa langue.
Il convient d’analyser les mutations du climat intellectuel qui expliquent largement la libération de la parole raciste. Ce mouvement s’accomplit dans deux directions, l’islamophobie et l’antisémitisme.
Du droit d’être islamophobe
Pour la première d’entre elle, il est significatif que certains intellectuels aient réclamé, au nom de la liberté d’expression, le droit d’être islamophobe.
Pascal Bruckner, parmi d’autres, auteur de Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité (Grasset, 2017), n’hésite pas à prétendre que « l’accusation d’islamophobie n’est rien d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel, digne de ce qui se faisait contre “ les ennemis du peuple ” en Union soviétique » !
Le Conseil de l’Europe a pourtant, dès 2005, défini ce terme :
« Peur ou préjugés à l’égard de l’islam, des musulmans et des questions qui les concernent, prenant la forme de situations quotidiennes de racisme et de discrimination. »
Comment, en effet, ne pas voir que les mécanismes de l’essentialisme racisant sont ici repérables : l’islamophobie, en effet, construit une identité définitive, négativement attribuée à tous les musulmans.
Mais certains auteurs, appartenant le plus souvent à des courants rationalistes et/ou anticléricaux, revendiquent le terme pour désigner la critique de l’islam en tant que religion et, donc, défendent la légitimité de son rejet. La phobie, pourtant, ne peut être comprise comme un simple rejet.
Il y a surtout la peur et l’effroi suscités par la perception d’une menace. Bref, peut-on avoir peur de l’islam sans craindre les musulmans ? En définitive, ne contribue-t-on pas ainsi à occulter les discriminations dont les musulmans sont victimes ?
Ces discriminations – que de nombreux « républicains » autoproclamés, ont du mal à reconnaître – prennent des contours parfois insidieux, dont témoignent sans ambiguïté depuis plusieurs années diverses enquêtes.
Un « racisme de résistance » assumé
Ce processus d’aveuglement au racisme dont les musulmans sont victimes trouvent le renfort d’une interprétation contestable de la laïcité, laquelle relativise sa dimension de pacification pour privilégier celle d’émancipation : la philosophie implicite est qu’il convient de combattre par la raison l’obscurantisme religieux.
Dans son livre de 2017, Philosophie libérale de la religion (titre de la récente traduction française), Cécile Laborde montre que l’objet privilégié de la laïcité française, durant les trois dernières décennies, est le religieux pathologique ou, si l’on préfère, le religieux dangereux. Cette vision de l’islam semble pourtant très éloignée de la pratique du croyant ordinaire.
Ce n’est pas un hasard si le Front national devenu Rassemblement national s’est emparé de la laïcité pour la transformer en valeur patrimoniale.
L’islamophobie se justifie ainsi, à l’extrême droite mais pas seulement, par une sorte de « racisme de résistance », c’est-à-dire attitude fondée sur l’hypothèse que l’influence islamique mettrait en péril nos valeurs, voire notre civilisation.
Un nouvel antisémitisme ?
Il faut aussi souligner ce qui apparaît comme le produit d’une opération idéologique de stigmatisation des musulmans : la thèse du « nouvel antisémitisme ».
En avril 2018, Le Parisien publie le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme », rédigé par Philippe Val et réunissant environ 300 signataires dont un ancien président de la République (Nicolas Sarkozy). À peu près simultanément, chez Albin Michel, paraît Le Nouvel Antisémitisme en France, ouvrage collectif signé de quinze auteurs (et préfacé par Élisabeth de Fontenay). Le « Manifeste » et l’ouvrage dénoncent une épuration ethnique des Juifs dans certains quartiers, « à bas bruit au pays d’Émile Zola et de Clemenceau », épuration dont la responsabilité est attribuée à l’islamisme et, par amalgame, bien souvent aux musulmans.
Pourtant, invoquer un « nouvel antisémitisme » qui serait spécifiquement musulman, c’est contribuer à l’opération de blanchiment de l’extrême droite, dont la judéophobie serait en voie d’extinction.
Or, comme le défendait lucidement une tribune publiée par Le Monde peu après, le 3 mai 2018 :« La lutte contre l’antisémitisme doit être le combat de tous ».
Cette tribune fit l’objet des attaques de l’extrême droite, mais aussi de celles des nationaux-républicains, terme qui désigne l’idéologie du Printemps républicain et de quantité d’autres organisations unies par la volonté de transformer le principe juridique de laïcité en valeur identitaire. Autrement dit de substituer l’exaltation de l’identité nationale à l’attachement aux principes universalisables de la devise républicaine.
Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que les personnes de confession musulmane seraient exemptes de propos antisémites. Comment ignorer l’antisémitisme virulent porté par le djihadisme et auquel de jeunes musulmans sont parfois sensibles ? Ainsi que le souligne Claude Askolovitch, dans un article profondément juste, le Manifeste, en exigeant de l’islam de France qu’il « ouvre la voie », « rend responsable chaque musulman de la violence de quelques-uns ». On peut, avec lui, se demander si « la passion nationale pour une laïcité de combat n’est pas un refus de notre part musulmane ». Et, ajoute-t-il :
« On reproche d’abord aux musulmans d’être ici, d’ici. L’antisémitisme est un autre élément à charge de preuve : une bonne raison, progressiste, de détester celles et ceux, voilées, barbus, dont on ne veut pas. »
Nous faisons nôtre sa conclusion :
« Il est, dans le Juif, pour celui qui le hait, une licence à quitter l’humanité. Ce n’est ni nouveau, ni singulièrement, ni essentiellement musulman. »
L’inextinguible haine des Juifs
L’idée, défendue depuis 2002 par Pierre-André Taguieff, selon laquelle l’antisémitisme a changé de nature en se parant des habits de l’antiracisme, c’est-à-dire en prenant la défense des Arabes et des musulmans, est non conforme au fait que les stéréotypes judéophobes s’accompagnent le plus souvent d’une image négative de l’islam et, plus généralement, nourrissent des opinions hostiles aux minorités, quelles qu’elles soient. Une étude quantitative, récemment menée en Allemagne, l’établit nettement. N’oublions pas le célèbre avertissement de Fanon :« Noirs, quand on dit du mal des Juifs, tendez l’oreille, on parle de vous ».
Partout où le nationalisme progresse, que l’immigration arabe ou musulmane soit ou non présente, la haine des Juifs est réactivée et emprunte des chemins balisés.
Dans l’actuel contexte de guerre au Proche-Orient, la croissance spectaculaire des actes antisémites est profondément alarmante. Il devrait être clair pour tous que chercher à les dissimuler sous le masque de l’antisionisme n’est qu’un mécanisme opportuniste de recyclage de la haine.
La tentative de considérer l’antisionisme comme antisémite par nature doit être vigoureusement dénoncée. Il existe des critiques légitimes de la politique de colonisation d’Israël qui se disent antisionistes sans que leurs positions puissent être qualifiées d’antisémites. Ceci étant, le terme antisionisme ne devrait être utilisé que dans un sens bien précis : désigner ceux qui ont combattu le sionisme (ou n’y ont pas adhéré) avant qu’il ne se réalise dans la création d’un État pour les Juifs.
Son usage devrait être considéré comme obsolète : ou l’on critique la politique coloniale d’Israël (était-il anti-français de s’élever contre la puissance coloniale française ?) ou l’on veut la destruction de l’État et, alors, on est antisémite.
Qu’il s’agisse de l’antisémitisme ou de l’islamophobie, les formations extrémistes jouent des termes pour diffuser leurs idées et promouvoir la haine de l’autre et le refus de l’altérité. Les derniers événements l’illustrent. C’est dans cette perspective que le combat pour donner leur sens aux mots relève de l’exigence démocratique.
Alain Policar, Chercheur associé en science politique (Cevipof), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.